ਬਲਵੰਡ ਖੀਵੀ ਨੇਕ ਜਨ ਜਿਸੁ ਬਹੁਤੀ ਛਾਉ ਪਤ੍ਰਾਲੀ ॥

balvanḍ khīvī nek jan jis bahutī chhāo patrālī.

Balvand le dit: Khivi est un être des plus nobles. Elle offre à tous la fraîcheur à l'ombre des grands arbres.

ਲੰਗਰਿ ਦਉਲਤਿ ਵੰਡੀਐ ਰਸੁ ਅੰਮ੍ਰਿਤੁ ਖੀਰਿ ਘਿਆਲੀ ॥

langar daulat vanḍīē ras amrit khīr ghiālī.

Elle distribue généreusement le trésor du langar, et son riz au lait est doux comme l'Amrit .

Bhāī Satta et Rae Balvand (SGGS p.967)

Pourquoi n’y a-t-il pas eu de femme parmi les dix Gurūs sikhs?

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Voici une question pertinente qui nous a été posée récemment. Pour pouvoir y répondre, il faut sans doute contextualiser la Sikhi: replacer son message dans le contexte historique, géographique, culturel, géopolitique, linguistique… qui l’a vu naître.

Or ce contexte est celui d’une société patriarcale avec une forte répartition des rôles sociaux entre hommes et femmes.

Mais il ne faut pas nécessairement entendre cela au sens dans lequel on comprend ces choses aujourd’hui. À cette époque et à cet endroit (comme dans beaucoup de cultures de nos jours, d’ailleurs), les rôles des hommes et des femmes étaient assez peu interchangeables.

En gros, les hommes règnent sur la sphère publique : pouvoir politique, diplomatie, alliances entre clans, défense de la communauté (par les armes, s’il le faut), entreprises commerciales, gros travaux (construction, irrigation, etc.) et gestion des terres. Aux hommes reviennent aussi les domaines de la vie intellectuelle (philosophie, interprétation des écritures…), de la médecine en tant que science, des arts et de la musique savante, et des rituels publics.

Les femmes commandent à la sphère privée : éducation des enfants, gestion des ressources domestiques (aliments, budget de la famille), administration de la maisonnée (famille élargie, personnel domestique, etc.), rituels domestiques privés (prières et offrandes quotidiennes, etc.), médecine familiale du quotidien, gestion des « affaires des femmes » (grossesse, accouchements…), commerce de proximité et aussi conseil auprès de leur époux. Les femmes sont généralement très investies dans les arts traditionnels, la musique folklorique et les danses populaires. Même les travaux des champs, dans lesquels femmes et hommes sont également investis, obéissent à une certaine répartition des rôles.

Les Gurūs sikhs vivaient et enseignaient dans ce contexte, dont on trouve la trace dans toute leur œuvre lyrique. Non point que la répartition des rôles entre femmes et hommes soit centrale dans leur enseignement: le but de leur message n’était pas du tout de cette nature. Mais de nombreux shabd évoquent le contexte dans lequel ils ont été composés: le Penjab du 15e au 17e siècles, sa société rurale traditionnelle, son rapport aux saisons, sa flore et sa faune, ses villes, sa vie artisanale et commerciale, sa vie rituelle, sa sphère intellectuelle comme ses divertissements populaires (danse, théâtre, troubadours, montreurs d’animaux, etc.), sa configuration cultuelle, les préoccupations des gens, les rapports sociaux entre eux, ses conflits, ses joies, ses souffrances, ses préoccupations aussi bien quotidiennes qu’existentielles, sa forte hiérarchisation entre castes, sa structure clanique, sa répartition des rôles sociaux. Et le fait que les femmes et les hommes ne remplissaient pas les mêmes rôles.

L’objectif des Gurūs ne semble pas avoir été de réformer l’ordre social. S’il nous appartient d’oser interpréter leur œuvre, il semble qu’ils souhaitaient surtout redonner du sens au dharma, notion proprement indienne qui échappe encore largement à nos mentalités occidentales: l’harmonie entre l’individu et le macrocosme, à tous les niveaux; le sens de ce qui est juste et porteur, non producteur de conséquences néfastes au niveau individuel et collectif. Et ils l’ont fait en utilisant les outils de leur temps: enseignement public d’une nouvelle approche de la philosophie traditionnelle; inspiration par la poésie et la musique; techniques de méditation, notamment par les effets de la récitation et du verbe (le Shabd Gurū); promotion d’une vie mystique dans le monde; mais aussi mise en œuvre à travers des micro-modèles de société harmonieuse (la sangat).

Il semble donc que l’idéal d’une vie plus égalitaire parmi les Sikhs est une conséquence d’une certaine approche du dharma, et non la cause première de la naissance de cet enseignement. Simplement, appliquer cette philosophie et la mettre en œuvre à plusieurs (plutôt que tout seul pour soi-même) conduit naturellement à un modèle de société plus égalitaire, plus respectueux de chacun·e, plus juste. Et c’est tant mieux.

Gurū Amar Dās est arrivé à un moment clé de l’histoire des Sikhs. En effet, jusqu’à lui, c’était une communauté relativement modeste, principalement centrée sur Kartarpur (là où vivait Gurū Nānak) puis Khadur Sahib (où vivait Gurū Angad). Mais l’activité des deux premiers Gurūs avait planté des graines un peu partout dans le nord-ouest de l’Inde. De sorte que Gurū Amar Dās (qui a été Gurū pendant plusieurs décennies) a connu et accompagné l’essor de la Sikhi : son déploiement démographique (de plus en plus de Sikhs), social (des Sikhs issus de tous les milieux) et géographique (des communautés partout au Penjab et au-delà). Or pour quelques dizaines ou quelques centaines de personnes vivant pratiquement tous au même endroit autour de leur maître et selon un mode traditionnel que tout le monde connaît (la relation entre le Gurū et ses disciples a ses propres codes), il n’y avait pas vraiment besoin de règles explicites : elles existaient déjà implicitement. Mais pour une communauté de milliers de gens répartis dans différentes régions et zones culturelles et linguistiques, il faut rendre ces règles explicites. Notamment parce que les membres de la communauté, dont la plupart vivent désormais loin de la présence physique du Gurū, sont en demande de structure cohérente, réaliste et claire pour tout le monde.

C’est pourquoi Gurū Amar Dās a beaucoup structuré (ou plutôt explicité, consolidé et officialisé la structure pré-existante de) la vie communautaire des Sikhs: règles de droit (dot, héritage, droit du mariage, etc.); règles canoniques (quels sont les textes de référence); rituels (qu’est-ce qui est chanté et récité à quel moment; rites de la naissance, du mariage et des funérailles); relations entre tous (égalité entre tous au-delà des origines de caste, de clan, etc.); relation à l’argent et au pouvoir, et ainsi de suite.

Et en toute cohérence avec le message de la bānī et cette nouvelle approche du dharma, ces règles étaient particulièrement favorables aux femmes (relativement à la position des femmes dans la société d’alors): abolition de la dot, monogamie, remariage possible des veuves et interdiction du mariage des enfants (dont l’impact ne se comprend vraiment que dans le contexte d’une pratique largement répandue de la sati, désormais officiellement proscrite…), interdiction de la répudiation de son épouse, etc.

Cela n’a sans doute pas été un gros changement au sein des familles qui étaient déjà sikhes depuis Gurū Nānak ou Gurū Angad : en pratique, elles appliquaient déjà ces règles saines en vivant au contact des Gurūs. Mais ça a dû représenter un important changement, voire une véritable révolution, parmi les Sikhs plus récents, et celles et ceux qui vivaient à leur contact (en gros, tout le Penjab) : voici désormais une communauté qui s’affranchit de règles et de pratiques qui sont pourtant absolument fondamentales et structurantes dans la société indienne depuis des millénaires. Et qui le fait en douceur, sans faire de scandale, sans essayer de convaincre les autres. Mais qui le fait bel et bien. Cela explique l’essor que la Sikhi a eu, mais aussi le début de l’hostilité des structures de pouvoir à son égard.

Mais si ces règles ont eu un réel impact, il n’est pas certain qu’il faudrait en conclure que les Gurūs sikhs, ou Gurū Amar Dās en particulier, entendaient affranchir immédiatement leurs disciples de la répartition des rôles sociaux entre femmes et hommes. Cela n’aurait pas eu de sens. Sans doute en ont-ils perçu la possibilité à terme, et dans une certaine mesure. Mais, encore une fois, ce ne serait pas forcément pertinent de les percevoir comme des réformateurs sociaux, des révolutionnaires, des rebelles à l’ordre établi : c’étaient avant tout des mystiques sincères et engagés, donc l’enseignement a entraîné des conséquences sociales importantes. Leur but n’était pas l’égalité sous une forme ou une autre. Leur but était le dharma, dont la notion d’égalité (à comprendre dans son contexte culturel) n’est qu’une partie, une expression.

Il faut quand même noter que Gurū Amar Dās a nommé des femmes à des rôles traditionnellement dévolus à des hommes : ça a dû faire du bruit et envoyer un message fort, comme une possibilité, une promesse d’évolution des rôles sociaux à plus long terme. Merveilleuse histoire de cette jeune épouse d’un rājā, répudiée par son époux, recueillie par Gurū Amar Dās qui la nomme plus tard masant, c’est-à-dire sa représentante locale, responsable de la communauté sikhe de toute une région.

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Autre élément à prendre en compte, toujours de l’ordre du contexte: le Gurū était en fait une institution. Certes, portée, incarnée et inspirée par un homme. Mais le Gurū était un mahal (un « palais », au sens où l’on parle de l’Élysée pour désigner toute l’institution présidentielle), un ghar (une maison, comme quand on dit « la maison de Windsor » pour désigner la famille royale d’Angleterre) : une administration, des dizaines puis des centaines de personnes gérant des approvisionnements, de la diplomatie, des ressources financières et des investissements, une œuvre éditoriale (copie et diffusion des textes), une actualité intellectuelle et philosophique, du patrimoine foncier et architectural, une vie rituelle et mystique, des structures éducatives et caritatives, la redistribution des ressources.

Tout cela ne tombait pas du ciel : il fallait structurer, déléguer, communiquer, écouter, délibérer, gérer, renégocier, décider… Il semble d’ailleurs que c’est à partir de Gurū Rām Dās et la fondation d’Amritsar que cet aspect prend véritablement de l’ampleur : il y a désormais la « Cour du Gurū ». Et par-dessus tout cela, à partir de Gurū Hargobind, il y a une vie militaire, avec ses garnisons, son recrutement, son intendance, ses fortifications, son entraînement, sa structure de commandement, l’armement, l’élevage de chevaux, etc.

Or on sait que dès le départ, les femmes ont été très présentes dans l’administration de cette institution, notamment celles issues de l’entourage familial des Gurūs (leurs épouses, leurs sœurs, leurs filles…). Par exemple, ce sont Mata Khivi puis Mata Mansa Devi (resp. épouses de Gurū Angad et Gurū Amar Dās) qui administraient le langar, institution centrale de la vie communautaire sikhe: le réfectoire, sa cuisine, son approvisionnement, ses équipes de bénévoles, mais aussi sa fonction de redistribution et d’aide alimentaire pour les plus démunis, etc. C’était un rôle clé, car le langar était l’expression tangible d’une nouvelle perspective, d’une nouvelle donne sociale. Une vitrine essentielle de la Sikhi, que même le pouvoir politique ne pouvait s’empêcher d’admirer ou de craindre. Une expression irréfutable de la conception sikhe du dharma.

Les femmes semblent avoir été présentes dans la gestion des finances (sans doute car c’était une continuité de la gestion des finances domestiques, traditionnellement dévolue aux femmes) et dans toute l’œuvre à caractère social et caritatif: redistribution des ressources, dispensaires, aide aux démunis, participation à l’accueil des pèlerins et à la gestion des nivās, voire résolution des conflits interne aux familles. Autant de marqueurs de la spiritualité sikhe: « notre foi se traduit en actes, et voici ce que cela donne. »

On sait aussi que les veuves de certains Gurūs ont joué un véritable rôle politique pendant des périodes de régence, parfois longues : leur époux est mort, leur fils est nommé Gurū à un très jeune âge, et en attendant sa maturité, elles dirigèrent la communauté avec les proches conseillers de leurs époux, et s’assurèrent que leurs fils seraient en pleine capacité de jouer leur rôle le temps venu. C’est notamment le cas de Mata Ganga (épouse de Gurū Arjan et mère de Gurū Hargobind) et de Mata Gujri, épouse de Gurū Teg Bahadur et mère de Gurū Gobind Singh.

Donc, pour résumer:

Les Gurūs sikhs vivaient dans leur temps, leur région et leur culture. Il y a donc un contexte qu’il est toujours intéressant de connaître un peu afin de mieux comprendre la Sikhi, et pour l’articuler efficacement avec son propre contexte personnel. Car c’est une erreur que l’on fait souvent : gommer le contexte historique, projeter nos problématiques sur un contexte qui nous est très étranger, et opérer une translation dans le temps et dans l’espace qui nous laisse soit fanatiques (« pour être sikh, il faut vivre comme au Penjab du moyen-âge… »), soit confus (« si les Gurūs étaient pour l’égalité, pourquoi n’y a-t-il pas mention de mariage gays du temps des Gurūs ? » ou « pourquoi n’ont-ils pas institué un système de gouvernement démocratique ? » ou « pourquoi n’étaient-ils pas végan ? » ou « pourquoi n’ont-ils pas anticipé que ce serait beaucoup plus compliqué pour des Sikhs africains de garder des cheveux longs ? », etc.).

Or dans ce contexte (le Penjab du 15e au 17e siècle), ce sont majoritairement les hommes qui portaient l’enseignement spirituel. Cela ne signifie sans doute pas qu’aucune femme se soit sentie lésée de ne pas être désignée Gurū: chacun·e avait conscience de son rôle dans les limites permises par le contexte, et inspiré par l’expérience mystique. Et pourtant, comme on l’a vu, les Gurūs ont repoussé certaines de ces limites, ont bousculé certains codes, ont fait évoluer certaines règles. Et tous, les Gurūs et leur entourage, ont montré par l’exemple que c’était possible.

Mais dans la Sikhi, cela n’a pas d’intérêt si notre but premier est de changer le monde d’une façon réactive. Cela n’a de sens que dans le contexte d’une méditation sur le Gurū universel et son dharma: c’est là tout ce qu’on fait les Gurūs, le reste n’étant que conséquence. Et l’on parle bien d’une méditation continue et dynamique sur le dharma (rendue possible par la pratique de la bānī), et non d’un concept intellectuel (donc dogmatique, à terme) du dharma.

À partir de là, la Sikhi est en permanente évolution, les choses ne sont pas figées. La compréhension des textes, et la mise en œuvre de leur sagesse dans le contexte du 21e siècle, sont en permanence appelés à évoluer (et sa mise en œuvre dans le contexte français a à peine commencé). Le « temps des Gurūs » (leur époque et leur contexte) n’est pas à idéaliser: ce n’est pas une référence, ou un monde idéal d’égalité et de spiritualité. C’est un point de départ, et non un aboutissement.

Mai 2021 - par Ram Singh

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